jeudi 29 mai 2014

L'enfant multiple d'Andrée Chedid

Quand je te regarde ou que je t’écoute, Omar-Jo, j’ai l’impression qu’avec toi  aussi le rire et les larmes, c’est pareil. Tout ça remonte d’un même fond, d’un même cœur, d’un même puits. 
 

Si vous ne lisez que ces lignes;

Une fable sur la guerre et les humains dans ce qu'ils ont de plus beau. Un petit prince réunissant les deux cotés de la médittéranée,  petit magicien sage et lumineux. Un petit livre qui fait du bien. 

 Il avait une façon bien à lui de relever la tête, sans arrogance, mais comme pour définir son territoire, pour en fixer l’infranchissable limite.

Andrée Chedid

Andrée Chedid, naît au Caire en 1920. Mise en pension chez les Sœurs du Sacré-Cœur dès l’âge de 10 ans, elle y apprend l’anglais et le français tout en s’exprimant tendrement dans la langue arabe.

Elle entreprend des études en Europe puis au Caire au sein d’une université américaine. Initiée très tôt à l’écriture, Andrée Chedid découvre son talent de poète pendant sa jeunesse passée en Égypte. À cette époque, elle arrive à écrire intégralement des poèmes en anglais, sous un pseudonyme inconnu.

Mariée à un médecin à l’âge de 22 ans, Andrée Chedid arrive au Liban en 1942 et y vit plusieurs années. L’année suivante, en 1943, elle publie son premier recueil de poèmes «On the Trails of my Fancy».

Romancière, poétesse, dramaturge, nouvelliste, auteure de chansons et de livres pour la jeunesse, Andrée Chédid fait l’éloge de la vie qu’elle qualifie de fragile et ne cesse de l’évoquer dans toutes ses œuvres. Elle porte une grande attention sur la condition humaine axée surtout sur les liens que tissent l’homme et le monde. Les qualités de ses œuvres lui valent beaucoup de prix littéraires. Andrée Chedid se voue depuis 1946 à «l’universalité de l’authenticité humaine» et colore ses ouvrages de multiculturalisme.

 Andrée Chedid est également poète. Elle écrit d'ailleurs «Je reviens toujours à la poésie, comme si c’était une source essentielle».

En tant qu’écrivaine, Andrée Chedid ne veut pas être qualifiée de féministe. À ce sujet elle soutient en 1982 : «J'écris depuis longtemps et je ne pars pas de l'a priori que je suis une femme». Ses nombreux ouvrages en prose ou en vers lui valent de nombreux prix littéraires tels le Goncourt de la nouvelle, le prix Louise Labé, le Grand prix de La Société des Gens de Lettres, le prix  Mallarmé et tant d’autres. 

 L’art tant apprécié par d’Andrée Chedid est perpétué par ses enfants et petits-enfants. Ainsi, son fils, Louis, est auteur-compositeur-interprète et sa fille, peintre. Son petit-fils Matthieu (allias M) n’hésite pas à emprunter ses vers pour le tube très à la mode intitulé «Je dis aime».

Des concours de poèmes chantés d’Andrée Chedid sont organisés pour la première fois en 2009 et sont reconduits en 2010.

Andrée Chedid décède le 6 février 2011 à 90 ans, après un long combat avec la maladie d’Alzheimer. 

 Le pitch 

Entre son père, musulman d'Egypte, et sa mère, chrétienne libanaise, Omar-Jo est un enfant heureux ! Aussi souvent qu'il peut, il va dans les montagnes retrouver son grand-père troubadour. Il a douze ans. Il habite Beyrouth. 

En 1987, les hommes se font la guerre. Un beau dimanche ensoleillé, devant la porte de chez eux...  L'explosion... Assourdissante, meurtrière, elle lui arrache plus que la vie. Ses parents... Son bras... 

Envoyé à Paris auprés de sa tante et de son oncle, le petit garçon aux prunelles d'Orient rencontre Maxime le forain et son manège. Leurs rêves et espoirs vont alors se telescoper. 
 
Sur la piste, au milieu des chevaux et des enfants rieurs, il caracole, chante et danse comme son grand-père au village. Il veut vivre ! Et sous les doigts magiques de son unique main, tout se transforme en or...


Edouard approcha avec précaution. Pressentant la catastrophe, il n’osait rien dire. Cherchant à signaler au vieux sa présence attentive auprès de lui, il toucha son épaule. Ensuite, le jeune homme se pencha, embrassa Joseph entre ses omoplates :  
 -Je suis là, je ne te quitte pas. 
 

Ce que j'en ai pensé

Un librio de 150 pages c'est relativement court pour un roman, mais que c'est dense écrit par Andrée Chedid ! La poétesse évoque et fait vivre chaque scène aux yeux et cœurs de ses lecteurs sans se perdre dans de dithyrambiques descriptions, et chaque détail matériel  évoqué émet en échos des sensations, des états d'âmes  et des sentiments sur un nuancier hyper développé. 

Je me suis sentie abasourdie comme le vieux Joseph dans les décombres faisant office de tombeau pour ses enfants après la bombe, heureuse et vivante auprès de Maxime avec les yeux devenant brillants quand apparaissait la femme coquelicot, petite et rancie humainement auprès des cousins parisiens ou honteuse d’être moi aux repas de famille de Maxime, libre et heureuse et si peu raisonnable bien qu'adulte auprès d'Omar-Jo. 

Parlons de ce petit bonhomme; c'est une sagesse intérieure qui l'habite, qui a pu se développer grâce à ses parents et son grand-père certes, mais qui lui est propre. Une envie de vivre, une humanité amicale et possessive lui font abattre les distances entre les êtres ; tous sont ses amis, tous sont compréhensibles à ses yeux dans leurs choix de vies.  Il y a du petit prince et de l’intelligence intuitive du cœur propre aux grands mystiques chez lui ; conscient de la vie et de la brusquerie de la mort, il est assoiffé de lien avec les autres, prenant plaisir à devenir ce liant. 

Le seul à s’étonner de ce sans-gênes bien intentionné est Maxime, le forain, l’ex cadre administratif qui n’a pas pu ensevelir son cœur d’enfant. Son manège est un manifeste pour la joie pure dans laquelle les enfants baignent si naturellement. Mais Maxime, entouré d’êtres rationnels et coulés dans le moule de « l’adulte convenable » est en passe de perdre ses rêves au moment de sa rencontre avec Omar-Jo. A l’image d’Omar-Jo lui aussi a été initié à la liberté de l’âme et du cœur par un ancêtre saltimbanque ; son oncle, moqué par toute sa famille par trop rationnelle a semé en lui un chemin pour retrouver  son âme d’enfant. Mais, comme tous les personnages de ce roman, sa fidélité filiale lui a fait choisir un chemin ne correspondant pas vraiment à ce qu’il ait. 

Ainsi, Joseph a choisi de renier un amour par fidélité à la mémoire de sa femme, la tante à choisit de renier sa féminité pour retenir son mari (qui en devient infidèle), et Omar-Jo choisit de vivre et d’être un lien entre les Hommes pour honorer la mémoire de ses parents trop tôt disparus et qui étaient un symbole en puissance de l’universalité (deux religions, deux cultures dans un monde en guerre sur ces questions-là). Même la belle Cheranne et le sympathique Sugar sont tiraillés entre des fidélités à leurs racines ; la joyeuse ou la rationnelle ? La colère ou la musique ? Paris ou les Etats-Unis ? 

À contrario de Maxime, Omar-Jo décide de se constituer sa propre famille, tantôt cabochard tantôt sérieux, poussé par un désir de vivre débordant, peut-être  aussi un peu pour ses parents. En effet, l’on voit très vite chez l’oncle et la tante de ce petit magicien une volonté de normaliser ou de rationaliser cet être libre qui ne correspondent pas au caractère d’Omar-Jo mais qui font échos au discours de la famille de Maxime. Même s’ils ne sont pas vraiment présents dans le récit, l’on devine le sentiment d’échec viril de l’oncle et l’amoureuse oublieuse d’elle-même qu’est la tante… Ici encore le portrait est juste et renvoie presque à une compréhension des êtres que pourrait avoir Omar-Jo sans que cela soit clairement établit. 

Poétique, ce roman n’en est pas pour autant fantaisiste ; la guerre, la mort, la misère ou les solutions de survies trouvées par les personnages sont cohérentes et bien réelles. Le choix d’un personnage principal enfant aurait pu facilement conduire à un onirisme trompeur qui n’aurait été qu’une fuite du monde concret. Mais Andrée Chedid ancre dans le réel son petit Omar-Jo, usant et portant comme une mémoire son nom-composé ses cicatrices et son moignon, usant de celui-ci comme d’une baguette magique pour sauter par-dessus les barrières qu’érigent les lois de la politesse entre les êtres. 

Plaisant et revigorant dans l’histoire qui nous y est contée, ce récit propose également sans jamais imposer de solutions des pistes de réflexion sur le vivre ensemble, le handicap, l’éducation, la liberté et la fidélité à soi, la définition de ce qu’est un adulte, l’amour, le couple, le besoin de racines, la religion ou encore la résilience et tant d’autres sujets encore. 

Véritable petit pamphlet sur la liberté et l’amour de l’Autre, de sa différance, comme disait Derrida, ce petit livre se lit également comme un livre d’enfant léger et sucré, contenant en son cœur des couches nutritives pour chaque âge, de 10 à 100 ans.

Naviguer le long de ses avenues, serpenter au fil de ses ruelles, contourner ses places ; côtoyer la Seine qui se cuivre, les arbres qui s’enluminent. Goûter à ce silence rythmé par tant de souffles.  Ressentir ce face à face, chargé de tant de vies. Chanter en dedans. Savourer. 


En résumé... 


Les plus; 
 
  • Une belle histoire qui se lit à différents niveaux,
  • Des personnages justes psychologiquement, 
  • Un onirisme et une poétique du récit et de l’écriture qui portent le propos sans pour autant faire office de fuite du réel,
  • Des questionnements sociaux et intra personnels essentiels.
 
 Les moins; 
  •  Une histoire plus proche de la fable que du roman que certains pourront trouvé trop simple à leur goût.
 
 

En conclusion;

Un roman qui, sous couvert de fable moderne, est un conte philosophique sur la différence, la résilience, la construction de soi avec ou parfois malgrés ses racines.
Une histoire émouvante, parlant de la folie des Hommes et de la guerre, mais aussi des beautées dont est capable l'humanité. 



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