mardi 10 novembre 2015

La tombe du tisserand de Seumas O'Kelly

Meehault Linskey fut ulcéré au point que sa longue silhouette oblique s’éloigna parmi les tombes, puis s’arrêta soudain. Il avait décidé de faire quelque chose de terrible, plus terrible encore que de crocheter du pied la béquille d’un infirme, quelque chose d’aussi grave que voler l’eau bénite de la chambre d’un mourant. Il avait décidé de gâcher le dernier jour de plaisir que Cahir Bowes et lui-même pouvaient avoir ici-bas en révélant lâchement, avant l’heure, où se trouvait la tombe du tisserand !


Si vous ne lisez que ces lignes;

Une œuvre trop peu connue en France relatant les déboires d'une recherche de tombe perdue avec ce mélange typique de la culture irlandaise d'humour et de tradition sur lequel souffle une brise de croyances venues des temps du mythe.... Délivré dans un écrin soigné, ce court roman est un délice !

Voilà ce que je te dis Nan, voilà ce que je te dis au sujet du tisserand. Sa vie était un rêve et sa mort est un rêve. Et le monde entier est un rêve. Tu m’entends, Nan, ce monde tout entier est un rêve. 


Seumas O'Kelly  

Considéré comme le plus grand nouvelliste irlandais, couvert d’éloges de son vivant, Seumas O’Kelly est mort assassiné, en 1918, dans le journal indépendantiste (Sinn Fein) qu’il dirigeait. 

Fils de commerçants, originaire de Loughran, dans le comté de Galway (région riche en vestiges de châteaux et d’édifices religieux), membre du Sinn Fein, il a écrit de nombreux recueils de nouvelles (Waysiders, The Golden Barque, The Leprechaunof Kilmeen) et trois romans : Wet Clay, The Lady of Deerpark, et La tombe du tisserand.

Ce dernier, unique texte traduit en français à ce jour, a été écrit en 1918 et publié juste après sa mort. Servit par une très belle édition, La tombe du tisserand est paru aux éditions Le Nouvel Attila en 2009.

Elle commençait à comprendre pourquoi les gens sont si friands de veillées funèbres, et de l’intimité indiscrète des maisons mortuaires. Ils y écoutent et se rappellent, ils croient ce qu’ils entendent. Cela leur est plus précieux que ce qu’ils ont jamais appris en classe, à l’église ou au théâtre. Ce n’est pas vraiment qu’ils s’amusent aux veillées, mais plutôt qu’ils y ont l’occasion de faire la revue solennelle de tous les fantômes de famille. On y entend toutes les histoires des clans, avec leurs traditions, leurs stupéfiantes annales, assaisonnées de détails flatteurs ou de petites perfidies. Une femme qui relate un souvenir à la compagnie, assise sur sa chaise à côté du corps, est investie d’une autorité plus grande que l’évêque à son prêche. 


Frédéric Coché 


Né en 1975 à Pont-à-Mousson, Frédéric Coché est un auteur de bande dessinée et artiste contemporain français. Formé à l'Institut Saint-Luc de Bruxelles puis aux Beaux-Arts de Nancy, ses bandes dessinées se distinguent par une recherche formelle poussée et une narration très elliptique. 

Après avoir travaillé en gravure (eau-forte pour Hortus sanitatis et Vie et mort du héros triomphante), il est passé depuis 2005 et une résidence à Berlin1 à la peinture à l'huile. Il expose régulièrement.

Quelques unes de ses œuvres ici , ici  ou ici  avec de la BD !

Le pitch  
Dans un village aux confins de la campagne irlandaise, un homme est mort. Il était si âgé qu'une place lui est encore réservée dans l'ancien cimetière, déjà entré dans l'ordre des légendes. Cloon na Morav le champ des morts, est une enclave hors du temps, où les tombes oubliées s'usent comme des montagnes, où le ciel semble encore plus grand. 
La veuve est là, accompagnée de deux fossoyeurs et de leurs pelles. Et, comme on ne sait pas très bien où inhumer le mort, deux anciens, sortis des limbes mènent l'expédition. Deux vieillards têtus ; fantasques, à la mémoire vacillante. Tout heureux de cette aventure qui les arrache à leur solitude, ils vont prendre un plaisir cruel à ne pas s'entendre. 
La tombe du tisserand est introuvable. Sa recherche se transforme en duel dérisoire entre les vieillards et en stupeur de la veuve avec, pour spectateur, ce mort qui a perdu sa tombe. Sur ce scénario, Seumas O'Kelly a bâti un récit grotesque et métaphysique, pas très éloigné de l'univers de Beckett.

Et pendant les dernières années de sa vie, sa fierté pour la sépulture familiale était devenue de l’idolâtrie. Son commerce avait décliné et son orgueil avait grandi. Sa place à Cloon na Morav était la preuve suprême de son aristocratie. Elle était tout à la fois les armoiries, l’insigne de rang, de haut lignage des tisserands. 

Ce que j'en ai pensé

Court roman ou longue nouvelle, La tombe du tisserand de Seumas O'Kelly est un texte mêlant humour cocasse et poésie inspirante. Humour proche de certains fabliaux du moyen-age; cocasse, moqueur mais toujours tendre, et  envolées d'une poésie irriguant le tout à la façon de la sève dans les nervures d'une feuille rappelant le très beau Le poids du papillon

Tranche de vie, ou plutôt de mort, cette histoire débute autour de deux vieillards se délectant d'étaler leur mémoire tout en faisant tourner en bourrique deux fossoyeurs jumeaux et la jeune veuve du tisserand. S'ouvre alors au lecteur une société où la mémoire fait la noblesse et est une question d'honneur, où chaque vieillard porte en lui la fierté des vieux bardes, griots ou aèdes. 

Du vieux cloutier voulant forger les étoiles au tonneliers ressemblant à une homme-arbre, démiurge formidable, la lande mouvante, petit à petit, révèle des êtres humains habités d'une mythologie formidable. Mystique païenne, véritable danse macabre ou tarentelle, le rire grinçant, l'absurde et l'extase ne sont jamais loin, se cousinant avec Barnabo des montagnes ou encore Le désert du tartare de Dino Buzzati.

Cycle de vie et de mort, Ouroboros littéraire, ce presque conte débute sur une contrée de mort pour s'acheminer vers le domaine des vivants et du retour à la vie et à l'amour, renaissance d'un printemps... 

Narré dans une langue délicate rappelant pourtant les conteurs des anciens temps, La tombe du tisserand est un héritage précieux, se décrivant lui-même comme un reliquat de temps oubliés, presque effacés, tout comme les mémoires et le cimetière de Cloon na Morav.

personnage à part entière, animal mythique endormi ronflant du vent, poilu de ses herbes et tout en courbes de ses tombes oubliées,  semblant avoir traversé les temps et gardé en son secret les traces de ces modes de l'art funéraire, Cloon na Morav est peut-être le personnage principal, l'épicentre de cette fête païenne s'y déroulant. Image de la mort au sens druidique, point dans les cycles de vie et de mort de la nature, Cloon na Morav porte et engloutit tout à la fois la mémoire, les noms et histoires, ainsi que les fiertés éphémères. 

Servie dans un écrin délicat avec couverture doublée de calque, assortie d'un dépliant comportant dix superbes illustrations de Frédérique Coché, cette édition fait correspondre la forme au fond. 

Cerise sur le gâteau, le remercie à "Louis" d'avoir exhumé ce roman d’Emmaüs, ce fabuleux  Cloon na Morav des amoureux littéraires, donne, peut-être, une dimension supplémentaire à ce très bel ouvrage. 

Mortimer Hehir avait passé, pareil à quelque astronome, savant et solitaire, qui aurait découvert une nouvelle étoile et aurait gardé, jalousement enfermé dans son cœur, le secret de sa beauté incomparable, tout à la joie cachée de se dire que le nom de cette étoile allait voguer en compagnie du sien à travers les espaces célestes jusqu’à la fin des temps – mais qui aurait oublié d’en noter la position sur ses cartes parmi les constellations connues. Meehault Linskey et Cahir Bowes apparaissaient alors comme deux astronomes chevronnés et cupides, en quête de l’étoile que le tisserand, dans son amour pour elle, avait laissé se perdre dans la grandiose complexité des cieux. 

En résumé... 

Les plus;
  •  Une édition soignée et belle,
  • un texte étrange mêlant cocasse et respect des traditions,
  • des personnages tous plus marquants les uns que les autres, 
  • une poésie inspirante et poignante.
Les moins;  
  • Malheureusement la seule œuvre traduite en français de O'Kelly à ce jour 

En conclusion;

Une étrange danse sur la lande de Cloon na Morav, danse macabre orchestrée par deux vieillards cocasses et drôles se battant en duel à coup d’anecdotes, formant un conte aux frontières des temps, des mythes et des vivants.

Jeter un coup d’œil à Cloon na Morav en passant sur la route sinueuse, c’était recevoir l’impression d’un très ancien lieu de sépulture ; s’arrêter sur cette route pour regarder Cloon na Morav, c’était  prendre conscience de son site paisible, des vents qui chantent pour les morts en descendant des collines ; s’approcher du mur et regarder les monticules  à l’intérieur, c’était appeler des citations de l’Elégie de Gray ; faire le signe de croix, se pencher par-dessus le mur, observer l’arrière-plan sombre, couvert de lichen, du mur opposé et remarquer les choses qui paraissent errer ça et là sur le sol comme des serpents jaunes dans l’herbe, c’était évoquer Hamlet en train de philosopher près de la tombe d’Ophélie ou d’établir l’identité de Yorick ; franchir l’échalier pour avancer d’un pas trébuchant à l’intérieur, c’était oublier toutes ces choses et connaitre Cloon na Morav tel qu’en lui-même. Qui aurait pu dire l’âge de Cloon na Morav ? L’esprit ne pouvait que sombrer dans les abimes de la mythologie, barboter dans les radotages du paganisme moribond ou dans les balbutiements du christianisme.
 
cités dans cet article 




 

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