mercredi 18 novembre 2015

La sonate de l'anarchiste de Etienne Guéreau


Avait-il déjà considéré la portée de son «talent » ? Il s’en était étonné. Puis il s’en était amusé, grisé.  Mais avant cela, avait-il vraiment réfléchi à la responsabilité qui incombait à un artiste vis-à-vis de son public ? Il jouait pour les autres, c’était indubitable mais, partant, est-ce qu’il ne jouait pas avec eux ? 


Si vous ne lisez que ces lignes;

Un roman aussi prenant que le premier d’Étienne Guéreau;  Le clan suspendu. Composé d'une main de maitre, cette sonate entêtante envoute, nous mène par des chemins connus d'elle seule au travers d'une histoire palpitante et passionnante plongée dans le 19iém siècle. Délicieux sans s'alourdir de vieilleries pour singer les enfants de son siècle, distillant les mots avec le même doigté délicat qu'un compositeur les notes, Étienne Guéreau propose ici la preuve que le talent de son premier roman n’était pas un accident mais bien la naissance d'un très bon auteur. 


Étienne Guéreau

Né à Vannes en 1977, Etienne Guéreau grandit essentiellement à Paris et en région parisienne. Inscrit très jeune au conservatoire, il découvre le répertoire classique, mais aussi le jazz qu’il étudie dans une école privée. Sous l’égide de son directeur, il compose et participe à la rédaction de plusieurs piges pour le magazine Keyboard, et dès 1989, il donne ses premiers concerts au New Morning et à l’Européen.
 
Bac en poche, il s’inscrit en philosophie à Tolbiac, passe ses derniers examens de conservatoire et commence le "métier". C’est également à cette époque qu’il fait la connaissance de Bernard Maury, professeur qui bouleverse son parcours musical en lui faisant découvrir Bill Evans et des concepts originaux. 
À partir de la fin des années 90, Étienne publie des recueils et des ouvrages pédagogiques. Pour élargir ses horizons, il étudie le chant et s’essaye à de nouveaux styles. Grâce à cette polyvalence, il est appelé auprès de différents artistes qui apprécient ses compétences d’arrangeur et d’accompagnateur. Il sort un premier disque en 2005, Influences — qui lui vaut d’être remarqué par Clare Fischer —, puis un deuxième en 2009, À l’Orient de Rio. Professeur au sein de la Bill Evans Piano Academy, il perpétue la tradition harmonique de son fondateur. 
Enfant unique et sensiblement métissé (Bari dans les Pouilles, Paris, Ajaccio), petit ogre de lecture dévorant la littérature blanche ou noire, les essais, les biographies, les manuels d’histoire ou les méthodes de langue, Étienne se forge un imaginaire débridé ; adulte solitaire et viscéralement créatif, il participe à plusieurs concours de nouvelles, rédige des articles, écrit des chansons, couche ses premiers souvenirs sur le papier, tient un blog, puis propose un texte long aux éditions Denoël, qui s’enthousiasment et le publient. Aujourd’hui, Étienne partage son temps entre l’écriture, la scène et l’enseignement. Il achève actuellement la rédaction d’une méthode d’harmonie et prépare un nouveau roman. 
Deuxième roman parut aux éditions Denoël, La sonate de l'anarchiste est une réussite totale.


-Oh ! Les livres ne font que raconter la vie avec des mots choisis, philosopha Léon. Ce que l’on tient pour farfelu est certainement bien en deçà de la réalité. Songez ce que vous êtes capable de faire avec un piano… Ça semble impossible, et pourtant c’est réel, bien réel ! Eugène Sue peut aller se rhabiller !

Le pitch 

Ce que j'en ai pensé

 

Fédor Carmaut est un interpréte virtuose mais ennuyeux, manquant de fougue et de relief. Cela le frustre au plus haut point, et chaque représentation le voit s'entêter un peu plus, au désespoir de son impresario, Léon, qui aimerait que son poulain réalise l'or qu'il a dans les doigts quand il s’agit de ses propres compositions... 

Voici donc un roman se déroulant en 1894, Belle époque, où fleurissent les hauts de formes et les crinolines. Largement utilisée dans certains romans de genre (notamment les policiers ou les romances), la mise en eau du lecteur dans cette époque est bien-souvent un fatras de détails vestimentaires, architecturaux ou comportementaux des us et coutumes de cette période si stylisée dans les diverses formes d'art... 

Délestant le texte de ces lourdeurs pompeuses, Étienne Guéreau immerge le lecteur par des procédés plus légers, usant des prénoms ayant cours à cette époque, d'expressions, laissant ses personnages évoluer naturellement dans leur milieu et leur époque, le tout conférant au lecteur le sentiment d'être plongé dans une époque et non-pas dans un "roman d'époque", évitant le pastiche ridicule ou les tournures vieillottes rigides... 

Chacun devient alors le témoin silencieux des péripéties de Fédor,  participant aux débats idéologiques sur la révolte et l'action politique qui traversent La sonate de l'anarchiste, questions éminemment contemporaines, portées par une écriture ne se départissant jamais d'une certaine musicalité. 

Jouant des codes des romans du 19iem siècle, l'auteur use de la culture intégrée inconsciemment par tout à chacun, celle-ci étant un des terreaux principaux de toute la production artistique européenne. En effet, tous les éléments sont présents dans la petite cuisine d'Etienne Guéreau; l'anarchisme, les arts, les classes sociales, la haute bourgeoisie, les immigrés russes, la psychanalyse....

Mêlant allégrement surnaturel et haute société, rappelant La Venus d'Ille , Le Horla, ou encore  Les elixirs du diable, parsemant son roman de cette "inquiétante étrangeté" (Unheimliche) dont Ernst Theodor Wilhem Hoffmann restera le maitre incontesté, ou versant un tantinet dans le roman social, à la façon d'un Zola, Hugo ou Maupassant, puis proposant une virée dans une campagne digne des sœurs Brontë ou de Jane Austen, Étienne Guéreau établi un roman immergé dans le 19iem siècle, traitant chaque personnage, ou époque vécue par eux, selon les codes d'un genre littéraire fondé au cours du 19iém siècle, réussissant le tour de force d'en faire émerger une cohérence totale et jouissive.

Nul besoin d'être expert en musique classique pour ressentir le travail de maillage fait par l'auteur, dans la trame, aux abords du conscient, jouant avec le sensible, proposant un roman jouant de la musique dans nos âmes... Miroir du don de son héro. 

En effet, que l'action aille piano ou allegro, staccato ou calando, la musicalité de la perception du monde par Fédor est induite dans le récit par une rythmique du texte et des termes choisis et parsemés avec légèreté. Car Fédor perçoit le monde au travers de sa sensibilité artistique et musicale, et ce fait se révèle de plus en plus au grès de l'avancée du récit. 

Anarchiste à plus d'un sens, ce roman traite de ces moments où les lois, humaines, morales, ou de la nature, ne peuvent plus être ni une explication ni un choix, poussant les protagonistes à créer leurs propres solutions, à assumer en leur âme et conscience ceux-ci... Anarchie des cœurs, des corps, de la créativité, des mutations sociales, La sonate de l'anarchiste est avant tout une poussée en avant de ses protagonistes, dans l'anarchie qu'est la vie et ses expériences, chantant la beauté de l'ultimatum qu'est la mort programmée de toute chose.

Aussi bon que le précédent roman d’Étienne Guéreau, bien que de façon différente, La sonate de l'anarchiste mène d'une main experte la baguette de chef d’orchestre, proposant des rebondissements inattendus, jouant avec les codes d'une époque, se faisant tour à tour grave ou léger, toujours distrayant. 

Récit haletant, faisant oublier les pages dévorées à toute allure, La sonate de l'anarchiste  est une réussite confirmant le talent de conteur de son auteur... Vivement le prochain !

Après tout, la mort restait un ultimatum, le plus simple qui nous ait été adressé : vivez. Empaquetez vos craintes, vos récriminations, vos colères, vos fausses espérances, vos idoles. Vivez ! Car l’ultimatum expire. Les menaces ne sont pas vaines. Les illuminés réfractaires, rejetant l’injonction, recevront une sanction plus odieuse que la souffrance, que la « libération » : le pied de nez des souvenirs insipides. La grimace du néant.

En résumé... 

Les plus;
  •  Une plongée dans un monde de musique,
  • un roman mêlant les genres littéraires du roman du 19iém siècle, 
  • des personnages attachants,
  • des rebondissements nombreux et inattendus, jouissifs, 
  • une plume délicate et facile à lire.


 Les moins

  • Malgré ses 368 pages ce roman m'a parut trop court, et je ne peux que crier "encore" à la fin de cette lecture ! 

En conclusion;

Un roman que j'ai adoré, tant par l'histoire palpitante que par la plume de l'auteur ou sa grande érudition mise au service de son récit sans jamais en faire étalage. La sonate de l'anarchiste est, à l'image du précédent roman de l'auteur Le clan suspendu, un divertissement intelligent qui fait du bien. 

 - Mais qu’est ce qui n’est pas artificiel, dans ce monde, Fédor ? La musique même est un artifice ! (Il désigna un promeneur qui s’éloignait.) Lui, avec sa canne, ses souliers vernis et son chapeau melon, vous l’avez vu ? Croyez-vous qu’il ne soit pas « artificiel » ? Et cette pelouse qu’un jardinier s’ingénie à tailler plus ras, croyez-vous que ce soit son état naturel ? Tout est artifice, Fédor !  La vie est un artifice ! La vôtre, la mienne. (Il se calma.) Vous savez ce qui est tout aussi « artificiel » ? Vos doutes… votre volonté ! 

 

cités dans cet article

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