mercredi 11 mai 2016

L'arbre du pays Toraja de Philippe Claudel


 La mémoire et le langage agissent, malgré moi, comme des recadrages d'une réalité qui a indubitablement existé mais qui appartient à un passé qui s'éloigne. Je me rends compte qu'écrire est une inhumation qui ensevelit tout autant qu'elle met de nouveau au jour


Si vous ne lisez que ces lignes;

Un livre sur la mémoire et la mort, qui pose la question de la place du vivant dans nos vies. A la mémoire d'un ami, un homme continue d'écrire sa vie d'adulte commencée à quatre mains. Mais comment ne pas en faire un mausolée ? Comment devenir un arbre Toraja qui porte en son cœur les morts tout en signifiant de toutes ses fibres le vivant ?  

  Non, ma peur ne provient pas d'une absence de connaissances, mais d'un trop-plein, et je crains bien entendu davantage la disparition de ceux qui m'entourent que la mienne, ce qui n'est pas comme on pourrait le croire de l'égoïsme, mais sa forme la plus achevée.


Philippe Claudel 

Philippe Claudel est agrégé de lettres modernes et a consacré une thèse à André Hardellet sous le titre Géographies d'André Hardellet . Très attaché à la Lorraine où il est né et réside toujours, il est maître de conférences à l'Université de Lorraine au sein de laquelle il enseigne à l'Institut Européen du Cinéma et de l'Audiovisuel, en particulier l'écriture scénaristique. 

Philippe Claudel a également été professeur en prison et auprès d'adolescents handicapés physiques.

Il intègre l'Académie Goncourt le au couvert de Jorge Semprún.  Fait Doctor Honoris Causa de l'Université catholique de Leuven le lundi 2 février 2015, il est élu membre de l' Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique en avril 2016, au siège d'Assia Djebar.

Enseignant et écrivain (premier roman paru en 1999), il est aussi réalisateur ("Il y a longtemps que je t'aime" en 2008) et directeur d'éditions (depuis 2004, il dirige la collection ecrivin chez Stock).

Il a reçu le prix Marcel Pagnol en 2000 pour "Quelques uns des cents regrets", le prix Renaudot (2003) pour "Les âmes grises", le prix Goncourt des lycéens (2007), le Prix des libraires du Québec (2008) et le Prix des lecteurs du Livre de poche (2009) pour "Le rapport de Brodeck", le Prix Jean-Jacques Rousseau de l'autobiographie (2013) pour "Parfums".

II est marié et papa d'une petite fille.

Ses principaux romans sont traduits dans le monde entier.
 

 Le pitch

Qu’est-ce que c’est les vivants ? À première vue, tout n’est qu’évidence. Être avec les vivants. Être dans la vie. Mais qu’est-ce que cela signifie, profondément, être vivant ? Quand je respire et marche, quand je mange, quand je rêve, suis- je pleinement vivant ? Quand je sens la chaleur douce d’Elena, suis-je davantage vivant ? Quel est le plus haut degré du vivant ? 

Un cinéaste au mitan de sa vie perd son meilleur ami et réfléchit sur la part que la mort occupe dans notre existence. Entre deux femmes magnifiques, entre le présent et le passé, dans la mémoire des visages aimés et la lumière des rencontres inattendues, L’Arbre du pays Toraja célèbre les promesses de la vie.

Une causerie passionnante au sujet de son roman en vidéo ici.

 Poursuivre sa vie quand autour de soi s'effacent les figures et les présences revient à redéfinir constamment un ordre que le chaos de la mort bouleverse à chaque phase du jeu. Vivre, en quelque sorte, c'est savoir survivre et recomposer.


Ce que j'en ai pensé


Remarquable et majestueux, il se dresse dans la forêt à quelques centaines de mètres en contrebas des maisons. C'est une sépulture réservée aux très jeunes enfants venant à mourir au cours des premiers mois. Une cavité est sculptée à même le tronc de l'arbre. On y dépose le petit mort emmailloté d'un linceul. On ferme la tombe ligneuse par un entrelacs de branchages et de tissus. Au fil des ans, lentement, la chair de l'arbre se referme, gardant le corps de l'enfant dans son grand corps à lui, sous son écorce ressoudée. Alors peu à peu commence le voyage qui le fait monter vers les cieux, au rythme patient de la croissance de l'arbre. 

Mis à distance de sa propre vie par la mort d'un ami qu'il estimait être une partie de lui, un cinéaste rencontre la double focale si chère aux sciences humaines. Double distance du micro et du macro, de l'identification essentielle pour comprendre de l'intérieur et de l’étrangeté au sujet pour en comprendre les rouages extérieurs

Voici donc un livre de méditations, fine ramification Descartienne, ce roman est une marche lente sur les cheminements de la vie permettant au lecteur-promeneur d'y saisir tel éblouissement ou tel réflexion profonde. Chaque chose y étant posée afin de pouvoir potentiellement faire impression sur le lecteur à la manière fine et délicate mais aussi puissante qu'un paysage, que l'envol d'un oiseau, qu'un  souffle se givrant dans une étendue enneigée, chacun y trouvera des pistes le menant à ses vérités propres, au sens de Wittgenstein. 

Un livre à lire et relire donc, changeant au grès des saisons de nos vies, miroir faisant réfléchir son contemplateur à l'image d'une nature constante dans ses cycles de changements.  

L'arbre du pays Toraja est donc, certes, un livre parlant de la mort et construit à partir d'un événement la concernant, mais qui, à contrario, porte sur l'inverse de celle-ci dans nos sociétés, à savoir la vie, intégrant la réalité temporelle et biologique s’inscrivant dans nos mémoires afin d'y donner du sens ; la fin de tout être et de toute chose.  

Redonner une place juste à la mort dans nos vies participerait du fait de redonner un sens et une dimension juste à la vie et aux individus. Taboue, effrayante, laissant démunis et claquemurés dans le silence ceux qui y sont confrontés, la mort est devenu le stigmate des malchanceux à la loterie, des vieux et des improductifs. Qu'est ce à dire sur la place des vivants, alors ?

Faire le deuil, accepté sa finitude pour embrasser une immensité plus vaste qui est celle de l'humanité et de nos ramifications, voilà la belle proposition que j'y ai rencontré. Déjà, dans Mille plateaux (capitalisme et schizophrénie), Deleuze et Gattari critiquaient notre société construite sur l'homme parfait au corps creux Nietzschéen, négation des réalités biologiques et temporelles, éloge d'une éternelle jeunesse pour laquelle l’horloge se serait arrêtée.

Loin d'un projet sociétal ou de prétentions  voulant asséner une vérité unique et facile, ce roman propose une piste, une voie, à chacun et chacune pour planter ou être sa propre foret Toraja. Un roman d'Ursula le Guin décrit à merveille une société où chaque individu est le porteur des mémoires et où l'oubli est la mort réelle des individus ; Le dit d'Aka. Ainsi la place et la distance que nous accordons à nos être chers disparus, voir même à nos enfants morts-nés à l'image d'une des protagonistes du roman, est questionnée.  

D'une plume élégante et fluide, Philippe Claudel sert ici une méditation romancée, posant un prisme à travers lequel examiner nos vies. Cadeau précieux, s'adaptant à son lecteur, L'arbre du pays Toraja traite un grand nombre de faces à la fois de la montagne de la vie, dessinant les multiples cordées qu'y sont nos vies.

Nous autres vivants sommes emplis par les rumeurs de nos fantômes. Notre chair et la matière de notre âme résultent de combinaisons moléculaires et du tissage complexe de mots, d’images, de sensations, d’instants, d’odeurs, de scènes liés à celles et ceux que notre existence nous a fait côtoyer de façon passagère ou durable.

En résumé... 

Les plus;
  • Un roman où chacun pourra piocher ou rencontrer des éléments à méditer,
  • une écriture fluide et belle,
  • un témoignage sous forme de méditation romancée sans  prêche,
  • un très bel objet édité par Stock, agréable au toucher, de qualité et beau.   
Les moins;   
  • Un roman somme-toute personnel, basé sur des idées et vécus (d'homme, d'alpiniste, de cinéaste, de relations de couple) qui peut procéder d'une mise à distance et d'un manque d'identification (mais est-ce réellement négatif ?). Pour ma part j'ai eu le sentiment d’intégrer un peu du héro dans ma "forêt".

 

En conclusion;

Un roman où le récit, s'il est le fil conducteur, n'est que le squelette sur lequel viennent s'articuler des méditations sur le sens et la place de la vie, de la mort et de la mémoire. Porté par une écriture fluide, L'arbre du pays Toraja propose des pistes de réflexion que chacun selon ses sensibilités et vécus trouvera et suivra ou pas selon sa guise. Une belle randonnée à tous !

Le remords, le temps, la mort, le souvenir ne sont que les différents masques d'une expérience qui n'a pas de nom dans la langue, et qu'on pourrait au plus simple désigner par l'expression -usage de la vie- .Quand on y pense, toute notre existence tient dans l'expérimentation que nous en faisons. nous ne cessons de nous construire face à l'écoulement du temps, inventant des stratagèmes, des machines, des sentiments, des leurres pour essayer de nous jouer un peu de lui, de le trahir, de le redoubler, de l'étendre ou de l'accélérer, de le suspendre ou de le dissoudre comme un sucre au fond d'une tasse.


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