vendredi 16 mai 2014

Car les temps changent de Dominique Douay

Combien de fois ai-je déjà éprouvé les même sentiments, combien de fois me suis-je arrêté, au seuil du Changement, figé par des yeux emplis d'une fatale tristesse ? Combien de fois ai-je vécu cette scéne ou une autre, toute pareille ?

 


Si vous ne lisez que ces lignes;


On nous promet un roman de sf Dickien, et le pari est réussi. Réflexion sur la vie en société, sur l'humain, sur les pièges de l'habitude dans nos perceptions: tous les thèmes de cette école sont dans ce roman sans pour autant faire pastiche. A l'image du Général, ce roman nous viendrait-il d'un lieu figé dans les temps ? Accrochez-vous à vos vérités, ce roman risque de jouer avec !

 

 Dominique Douay


Né le 16 Mars 1944, Dominique Douay est un auteur français de science-fiction prolifique dont l'œuvre est très marquée par l'œuvre de Phillip k. Dick et de la mouvance cyberpunk à travers les thèmes de la folie, de l'altération de la réalité ou de la manipulation du temps. 


Après des études de droit à Lyon puis Paris, il entre en 1970 dans l'administration du trésor public. Parallèlement, il dirige l'hebdomadaire Drôme-Demain, lié au Parti Socialiste, et commence à écrire de la science-fiction : sa première nouvelle, « Les Ides de Mars » est publiée dans Fiction en 1973, puis sa nouvelle « Thomas », elle aussi publiée par Fiction, remporte le Grand Prix de la science-fiction française en 1975.


Durant les années 1970, il publiera une dizaine de romans et de recueils de nouvelles dans la mouvance de la science-fiction politique de gauche de cette époque, à l'instar de Jean-Pierre Andrevon et Joël Houssin : il participe par exemple aux anthologies Banlieues rouges (Éditions Opta, 1976), Retour à la terre 2 (Éditions Denoël, 1976), et Planète socialiste (Éditions Kesselring, 1977). Pendant la même période, il publie également de nombreuses nouvelles, tant dans la presse spécialisée (Fiction, Galaxie (magazine), Univers…) que dans les quotidiens (Libération ou Le Monde) et écrit de nombreuses critiques, notamment pour "Politique Hebdo" et "(À suivre)" dont il devient un collaborateur régulier au cours des années 1978-1982.


En 1981, il entre au cabinet de Georges Fillioud, ministre de la Communication dans les gouvernements de Pierre Mauroy et de Laurent Fabius, comme Chef de cabinet. En 1984, il intègre les Chambres régionales des Comptes comme magistrat, en Rhône-Alpes, puis en Polynésie française.


En 1984, il crée avec Patrice Duvic et Jean-Pierre Andrevon la collection "Fictions" aux Éditions La Découverte. Malgré sa courte existence, cette collection permettra de faire connaître de nouveaux auteurs, tant américains (notamment le mouvement "cyberpunk" avec William Gibson) que français, avec Richard Canal. Il participe également à la collection "Futurs" des Éditions de l'Aurore, avec Jean-Pierre Andrevon et George Barlow. Il reçoit le Prix spécial de la science-fiction française en 1989 pour Les Voyages ordinaires d'un amateur de tableaux (Éditions Valpress), fruit de sa collaboration avec le peintre Michel Maly, l'un des fleurons de l'École lyonnaise de peinture.


Les années 1990 marqueront une rupture provisoire avec l'écriture : il se consacre alors à l'enseignement et à la formation. Enseignement à l'université, notamment comme maître de conférence associé à l'Institut d'Études Politiques de Lyon, formation d'élus locaux et de fonctionnaires territoriaux dans les pays d'Europe de l'Est, pour le compte de l'Union européenne, puis en Afrique francophone et lusophone pour le compte de la Fondation Jean Jaurès, alors dirigée par Gérard Collomb, futur maire de Lyon. Il ne revient à l'écriture qu'en 2008 avec la nouvelle "Chambre d'hôte" publiée par la revue Fiction. Il fait son véritable retour en 2014, en débutant une série de rééditions et d'inédits chez les Moutons électriques.

 Le pitch   

Une fois par an, lors de la nuit de la Saint-Sylvestre, arrive le Changement. Tout change : les identités de chacun, les professions, les statuts sociaux... Le riche peut devenir pauvre, le pauvre peut devenir riche, tout change. Un an seulement pour vivre cette vie-là, avant le prochain Changement : cette fois, l'année était 1963, quelle sera la prochaine ? Les vœux du Général, rituel attendu par la population, en seront le point d'orgue.

Léo le lion est conscient de ce Changement, trop peut-être, et franchement indécis sur son envie de changement justement... Engoncé dans son histoire avec Labelle La belle, sa maitresse, et sa vie de famille plutôt inexistante, Léo est assoiffé de vie et de sens. Mais au-delà du rôle qui lui a été assigné pour cette année 1963, qui est vraiment Léo le Lion ?

Dans un Paris semblable à une gigantesque spirale à étages où la réalité n'a plus rien de solide, les pans de la confortable réalité tomberont peu à peu pour un Léo qui souhaiterait ouvrir les yeux à ses contemporains ou refermer les siens...


Si. On les invente au fur à mesure. D'un coté, nous avons le répertoir des villes, de l'autre celui des principales spécialités touristiques et notre travail consiste à élaborer une documentation à partir de ces deux listes. Au début, juste aprés le Changement, on faisait un boulot plutôt, heu, routinier. On prenait un nom de ville, on ouvrait le répertoire des spécialités locales et on recopiait tout ce qui se trouvait sur la page. Avec le temps, bien sûr, on s'est arrangés pour compliquer un peu le systéme, pour laisser faire le hasard - ou notre sens de la poésie. Ca devenait fastidieux, à la longue.

Ce que j'en ai pensé


La paranoïa, la question de la validité de la vérité de tous contre une vérité établie par un seul individu, du mensonge social, de l'identité fixée sur quelque chose de plus essentiel que les rôles sociaux que nous jouons, de nos sentiments; tous ces thèmes sont bien évidemment dickiens, et sont entrés en résonnance pour moi avec le roman d’Ursula le Guin L’autre côté du rêve, auteure que Dick citait comme étant une des meilleurs écrivain de sf de tous les temps.

Mais il y a du Barjavel aussi dans ce roman. Dans ce Paris absurde, où chaque niveau est à la fois le sol et le toit du prochain palier. Il y a une frénésie palpable de cette humanité, un questionnement sur le devenir des Hommes, questions chères à Barjavel, laissant un goût de voyageur imprudent dans la bouche avec cette question essentielle; connaitre la vérité est-ce une bonne chose ? 

Dissonant, ce roman est perturbant dans la réalité fixée par les yeux du héros, Léo, réalité fluctuante, dans un Paris de 1963 où la figure du  général de Gaulle, jamais citée nominalement,  flotte telle une ombre floue. Commençant comme une uchronie, ce roman se joue des catégories existant dans la science-fiction et m'a rappelé la perdition ressentie à la lecture de Le maître du haut château ou encore de Le Guérisseur de cathédrales.  La force de l'engouement des foules, mouvante, engluante, semble poursuivre le désir de découverte de soi du héros tout au long du roman, menace d'engloutissement et de perte de soi. Mais qu'est ce qui définit le Soi ?

Le procédé d'écriture correspond également à la maestria d'un Dick ou d'un Barjavel. Au début du roman, le lecteur est projeté dans ce monde, sans qu'aucun apprentissage ne lui soit fourni: le Changement à eu lieu pour le lecteur, injecté dans la peau de Léo sans préambule. Peu à peu, Léo se découvrant et se perdant dans la réalité qui se dessine à ses yeux, la place devient plus confortable pour le lecteur qui s'est retrouvé dans sa tête. Procédé de sabliers inversés, la perte de repères de Léo, inexorable et rampante comme la folie, permet une compréhension de plus en plus nette de ce drôle d'univers par le lecteur. Mais n'aurai-je pas, au final, préféré ne pas comprendre et savoir Léo sauf ?  Ainsi, la colère ou la déprime de Léo se fondent peu à peu avec les sentiments ressentis à la lecture.

 Proche des réflexions de Ludwing Wittgenstein sur la vérité, ce roman force le lecteur à plonger dans les méandres inconscients de la construction de toute réalité, qu'elle soit sociale ou identitaire, forçant également à remettre en cause tout l'édifice, à l'image du Paris imaginé par Dominique Douay. Pourquoi la limite serait une limite ? Pourquoi ne voulons-nous pas considérer ces limites mais seulement l'intérieur du périmètre établit ? A l'image du Changement, les temps imposés à la vie humaine et à ses réalisations tiennent chacun d'entre nous dans ce périmètre confortable psychiquement... Fable sociale, humaniste dans ce qu'elle a de plus brutale, cette histoire secoue les termes définissant l'univers de Léo le Lion, et semble vouloir propager l'onde de choc à nos mondes intimes. 

Ainsi, chaque détail nous éloignant de notre réalité, aussi insignifiant soit-il, n'est pas là par hasard: tout est pensé, construit, et ce n'est qu'à la fin du roman que la construction de Dominique Douay, nous apparait dans toute son horrible nudité. 

Seul point négatif, le passage par moments d'une écriture utilisant le Je puis le Il m'a quelque peu dérangée. Brisant la fluidité du texte, je n'ai pas trouvé de raison à cela, n'étant utilisé ni comme un procédé de mise en perspective, ni comme une mise en abyme du récit.

C'est donc un roman de science-fiction dans ce qu'il a de plus noble à mes yeux que Monsieur Dominique Douay nous propose; une histoire passionnante, dont on désire savoir la fin, avec, sous-jacente, une réflexion philosophique et sociale sur ce qui fait l'humain dans ce qu'il a de plus intime: ses désirs, ses rêves, ses relations à l'autre. Prédétermination et autodétermination se livrent une guerre violente, ravageant la petite vie de Léo le Lion, et la fin de l'ouvrage, pour cruelle que soit l'explication, nous renvois, nous lecteurs, à la responsabilité de nos propres vies; fin du Changement. 

Mais rapellez-vous ce que vous a dit votre correspondante, tout à l'heure au téléphone; grâce à ces épreuves, vous avez découvert le libre-arbitre...


En résumé...  

 

  Les plus;
  • Une histoire passionnante et originale,
  •  une écriture fluide et sans fioritures,
  • une reflexion sous-jacente intense.
Les moins; 
  • Un procédé narratif parfois tâtonnant,
  • une fin sans vraiment de pistes d'ouvertures pour ce qui est de la reflexion philosophique, nous renvoyant à nous même (mais est-ce vraiment un mal ?).



En conclusion; 

 

Un roman de science-fiction à classer dans les bibliothèques aux cotés des grands maîtres du genre, porteur de thèmes forts chers au mouvement cyberpunk. Une réflexion humaniste et sociale parfois dérangeante, bousculant les vérités établies, qui fait de ce roman de sf ce qu'il y a de plus noble dans ce genre; une réflexion philosophique contenue dans une histoire passionnante et immersive. 


 cités dans cet article; 





 

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